Réflexion sur la non-réflexivité de la pratique universitaire
Je discutais récemment avec un ami médecin généraliste, qui me racontait sa participation à un congrès du Collège des praticiens de sa discipline. La médecine générale est une discipline récente, d’un point de vue universitaire : avant 1983, les médecins généralistes ne faisaient pas d’internat, et c’est seulement depuis 2014 que l’indépendance de la médecin interne existe pour la formation des internes de médecine générale (et il manque encore des praticiens universitaires de plein exercice). Ces congrès sont donc l’occasion de voir sa discipline émerger, mûrir, etc., mais surtout d’être acteur de cette évolution.
Je faisais mentalement le parallèle avec l’Université. J’y suis maître de conférences depuis 2014, dans une discipline relativement récente (l’informatique). Or, il me semble que nous n’avons pas, hormis les initiatives locales de nos établissements, de lieu, de moment ou d’instance formelle pour parler de notre pratique, voire la questionner. J’imagine, et il faudrait vérifier, que la situation est la même dans les autres sections CNU.
Il y a, bien entendu, des filtres a priori: j’ai été qualifié dans la section 27 car j’ai obtenu un doctorat dans la discipline, correspondant à un travail de recherche (publications et manuscrit) accompagné d’enseignement. Et si cette évaluation ne se faisait que sur dossier, elle a été complétée par les auditions, dans lesquels mes pairs m’ont questionné, tant sur l’enseignement que sur la recherche. Depuis, il y a eu beaucoup d’échanges avec mes collègues sur cette pratique d’enseignant-chercheur, me permettant d’apprendre véritablement ce métier.
Je parle de pratique, j’entends ici aussi bien l’enseignement que la recherche. Notre métier, comme tous les autres, requiert des compétences disciplinaires, mais aussi des méta-compétences, sur la façon d’appliquer ces connaissances. Dans le privé, les structures font parfois appel à des consultants externes pour auditer leur pratique et évoluer. Les médecins généralistes ont donc ce mécanisme collectif que je mentionne supra. Il me semble que l’Université n’a pas ce type de mécanisme, collectif ou externe, en dehors de l’imitation des pairs locaux (c’est-à-dire les autres maîtres de conférences et professeurs que l’on rencontre ou a rencontré).
En d’autres termes, on se repose principalement sur le brassage lors des conférences et la veille individuelle pour se transmettre des nouveaux outils, des pratiques, etc. Comment enseigner l’informatique en 2017 ? De la même façon qu’en 1987 ou 1997 ? Au-delà des contenus qui changent, les niveaux des élèves aussi (ils savent plus de choses dans certains domaines, peut-être moins dans d’autres), les outils aussi (MOOC, vidéos, Moodle, support écrit en ligne, applications sur téléphone). Pour la recherche : Latex est-il en 2017 l’outil le plus efficace de production d’écrits ? Quelles avancées les cahiers de laboratoire (notebooks) Jupyter peuvent-ils apporter (et quels sont les écueils à leur usage) ? Arxiv est-elle la panacée pour le débat collectif ?
J’imagine qu’il faudra que je creuse, mais je suis presque sûr qu’on n’enseigne pas la Physique en 2017 comme on le faisait en 1906 quand Marie Curie débutait à la Sorbonne. Si tel était toutefois le cas, je suis assez curieux de savoir si c’est le fruit d’une réflexion collective sur le sujet, ou d’un conservatisme non questionné.
Je n’attends pas des solutions toutes faites à appliquer, qu’on me dise “fais tes cours comme ci, ou comme ça”. Mais, comme je crois qu’on gagne à avoir des journaux de résultats négatifs (c’est-à-dire des publications d’expériences infructueuses pour que d’autres ne perdent pas leur temps à les tenter), je crois qu’on gagnerait à avoir des outils (revues, colloques, instances) permettant de réaliser la synthèse des pratiques et de leurs effets. Après tout, faire la synthèse d’un domaine, c’est une compétence dont tous les enseignant-chercheurs sont supposés avoir su faire preuve dans leur thèse : appliquons-la à notre métier.
PS : ce billet est aussi sans doute inspiré par la lecture très récente de cet article de Daniel Lemire. Ce dernier y rappelle, après Feynman, qu’il n’y a pas de miracle, ce qu’on réalise est pas mal conditionné par nos outils (au sens large : outils matériels, mais aussi conceptuels). Et qu’on “devrait être constamment en train d’accroître la quantité d’outils à notre disposition”, qu’“acquérir de nouveaux outils est la manière la plus sûre de devenir plus intelligent”.
Et, bien sûr, l’article précédent où je parle d’un logiciel pour améliorer les présentations Latex/Beamer est en rapport assez direct avec ce qui est écrit ici.